19.3.08

Réalités

Mon rédac’ chef, le Martian Shaker, me l’avait bien dit « je veux de l’I-N-É-D-I-T, quelque chose qui nous fasse redécouvrir des richesses passées. » En entrant dans l’exposition consacrée à ‘Réalités’, j’avais trouvé là mon sujet. Peut-être parce que ce magazine, publié de 1946 à 1978, trônait parfois sur la table du salon de mes grands-parents et que certaines de ces couvertures m’étaient vaguement familières. Mais aussi parce que les photographies exposées dégageaient une force poétique remarquable, tant les clichés noir et blanc de la première époque (1946 – 1965) que les photos systématiquement en couleur à partir de 1965.
Ce luxueux magazine de reportage, inspiré du magazine américain ‘Life’, se définissait comme « un observatoire du monde », et était diffusé par abonnement à un public qui prenait son temps pour lire, et digérer, cette information. Produit atypique, le journal associait un regard quasi ethnographique, évitant les parti-pris, et des sujets éclectiques, loin de l’actualité immédiate. Paraissant sur un rythme mensuel, le magazine ne pouvait en effet traiter des sujets les plus ‘chauds’, quand certaines photos étaient publiées jusqu’à 3 mois après leur prise.
Journalistes et photographes bénéficiaient d’une grande liberté dans la conduite de leurs reportages, et les reporters partaient loin et longtemps. Mais ils se devaient de conserver un regard objectif dans leurs articles, restant en retrait et écrivant peu à la première personne. Les articles n’étaient pas concentrés sur l’essentiel, le rédacteur pouvait prendre son temps, voire digresser ; certains textes se finissaient même par le mot ‘Fin’. Les reporters de ‘Réalités’ parcouraient le monde pour délivrer des articles permettant au lecteur de se faire sa propre opinion, et comportant reportages, descriptions, expériences vécues, témoignages, mais aussi chiffres et faits. Le rédacteur en chef, Alfred Max, avait en effet découvert aux Etats-Unis avec Gallup l’usage des sondages dans la presse, et il utilisait les faits et statistiques pour dresser un portrait sociologique de la France.



A ce journalisme d’observation s’ajoutait une volonté de favoriser la création, française notamment, en publiant des auteurs, de Michel del Castillo à Raymond Aron ou Claude Lévi-Strauss, des articles sur l’art abstrait ou en laissant carte blanche à des artistes – comme cette couverture confiée à la toute jeune Agnès Varda.



La maquette faisait la part belle à l’image et mettait en valeur les clichés de l’équipe de photographes salariés ou ceux de grands noms de l’époque. Les photographes étaient les vraies stars du magazine, et s’y imposèrent au fil des numéros. Les images choisies par le directeur artistique, leur mise en page donnaient à ce mensuel un style particulier, unique même, mélange d’objectivité statistique et de mise en scène, qui allait au-delà de la recherche du scoop et de l’image prise ‘sur le vif’.



‘On allait parfois là il ne se passait rien, si j’ose dire. Echapper à l’actualité, ou à ce que l’on nomme l’actualité, et qui est bien souvent un rideau de fumée tragique qui dissimule le réel profond, c’est une chance.’ Edouard Boubat, photographe pour ‘Réalités’ de 1951 a 1967.
Les textes, reflet des valeurs bourgeoises et de l’esprit des années 50-60, fleurissaient de remarques qui peuvent maintenant sembler naïves, voire désuètes. Par exemple ‘la vie harassante et courageuse de la mère de famille’, ‘ses travaux et ses récompenses’ (Déc. 1955) ; ou encore dans ‘A quoi rêvent les jeunes filles de seize ans’ - Oct. 1956, article qui décrit le quotidien de Marie-José, on peut trouver des phrases telles que ‘La carrière d’épouse et de mère leur paraît préférable à n’importe quelle autre. (…) Parents et éducateurs peuvent se réjouir : ils ont fait d’elle un être profondément sérieux et pondéré. Avec elle, la France sera sûrement en de bonnes mains.’ Même si la règle était l’objectivité maximum, les articles, par leur mise en page, leur choix iconographique ou leur titre, laissaient apparaître le constat fait par le reporter. Les exemples sont nombreux, ‘Alger dans la tourmente’ (nov. 56), ‘Un pays où les Blancs combattent le dos au mur’ (sur l’Afrique du Sud, jan. 58), ‘Franco aux abois, l’Espagne crucifiée prie pour la fin du petit monde de Don Caudillo’ (mai 59), ‘Grandeur et misère du paysan espagnol’ Michel del Castillo, fév. 58… Ton dramatique et prise de position peu habituels à notre époque où les dépêches d’agence et l’information en continu ont imposé au traitement de l’actualité un style descriptif et loin de l’analyse.
Autre époque, autre style, toujours : des titres tels que ‘Bénarès, la ville sainte aux rites horribles et magnifiques’, ‘La vie rude et mouvementée du vétérinaire de campagne’, ou encore ‘La vie ingrate et magnifique du médecin de campagne’ témoignent de l’esprit d’une époque. Une génération qui n’avait pas encore fait le tour du monde devant son petit écran ou via des vols ‘low cost’, et qui s’enthousiasmait pour ce qui aujourd’hui nous paraîtrait juste banal.



‘Réalités’ a su dépeindre le réel avec force et poésie, mettant à l’honneur l’honnêteté intellectuelle. Une attitude pas si répandue aujourd’hui, quand la recherche du ‘scoop’, la juxtaposition d’images avec des faits bruts, transforment le journaliste en simple narrateur qui décrit l’actualité plus qu’il ne l’analyse.
'Réalités’ est une exposition de la Maison Européenne de la Photographie, à Paris jusqu’au 30 mars.

2 commentaires:

Martian Shaker a dit…

C'est vrai que ça fleure bon le discours-réclame d'une France sage et honnête, d'une autre époque.
Belle entrée en exposition Nikita !

BANNISTER a dit…

Je mes souviens de ce magazine pour l'avoir vu moi aussi trainer chez un des mes vieux oncles. Ma vieille tante lisait elle un truc très luxueux qui vaudrait la peine qu'on le retrouve: "Femina Illustration". Des journaux faits pour une France qui s'ennuyait le dimanche après les libations et sommeillait au dessus d'un mazagran rempli de café sans pouvoir complètement oublier l'énorme gigot dévoré les yeux dans la pénombre et les mains moites.