Je nourris une véritable fascination pour les artistes aventuriers (peut-être est-ce que je ne suis ni l'un ni l'autre), ceux dont la vie s'incarne à la fois dans le verbe et l'action, dans la liberté pure de la
praxis et le savoir-faire de la
poiesis. Sur ces personnages hors du commun rayonne la figure tutélaire et mythique de Rimbaud, débarquant à Marseille, gangrené de sa vie de contrebandier abyssin. Et comme tout a été dit des plus célèbres créateurs expéditionnaires, Martian Shaker préfère révéler quelques talents plus obscurs : l'intrépide Carlo Mollino, sur les pas de son aîné italien D'Annunzio ; Isabelle Eberhardt, sillonnant l'Afrique du Nord déguisée en bédouin ; l'infatigable chroniqueur des Indes Vitold de Golish, ou le peintre orientaliste Jean-Léon Gérôme...
Toujours en matière d'orientalisme, il faut faire une place aux aquarelles marocaines de Maurice Tranchant de Lunel, diamants de la même eau que celles de Delacroix, et complètement méconnues ; comme le bonhomme, du reste, personnage haut en couleurs, architecte de formation, artiste peintre, ami de Cocteau, écrivain, aventurier, opiomane et homosexuel, pour faire bonne mesure de scandale.

"Edmond Maurice Tranchant est fils d’un chercheur d’or parti aux Etats-Unis. Il a décidé de rajouter « de Lunel » a son patronyme en vue de se distinguer des autres «Tranchant». Adolescent, il rentre au collège de Eaton puis à Oxford. Il devient l’ami de Rudyard Kipling. En février 1888, il est admis à l’Ecole des Beaux-Arts à Paris, section architecture. Il est l’élève de Eugène Georges Debrie (1856, Paris-diplomé en 1881).

En 1896, il rentre à l’Académie Jullian. Il devient ensuite peintre aquarelliste. Entre 1898 et 1899, il voyage au Sénégal et en Guinée. Il participe à la décoration du pavillon du Sénégal à l’exposition coloniale et universelle de Paris en 1900. Entre 1900 et 1905, il est architecte à Nice. (...). C’est un grand voyageur. Il visite la Perse. Il fait aussi le tour de la Méditerranée sur le Yacht, Le Saint Alma. En 1902, il est à Fès, au Maroc. En 1908, il séjourne encore une fois dans l’empire Chérifien. Il se rend à Tanger, puis à Fès et dans la Chaouïa. Cette même année, il est invité par le sultan Abd-el-Aziz à rester auprès de lui à Rabat. Par une lettre du 26 octobre 1909, il demande une mission gratuite au Ministère de l’Instruction Publique et des Beaux-Arts afin d’y faire des recherches sur l’histoire de l’art aux Indes anglaises, en Birmanie, au Siam, en Indochine et en Chine.


En novembre 1909, le ministère des colonies lui accorde une mission gratuite pour voyager en Indochine, plus précisément à Angkor et au Tonkin. Il s’y rend en mars 1910 après avoir passé janvier 1910 aux Indes et février 1910 en Birmanie .. L’année suivante il est de nouveau au Maroc, à Fès. Après la signature du Protectorat, il voit la capitale chérifienne en révolte. Une grande partie du Mellah est détruit. Le 21 mai 1912, il rencontre le Général Lyautey, tout juste investi de sa charge de Commissaire résident général du Maroc."

Maison de convalescence de Salé, peinte par Tranchant de Lunel, 1913En 1914, Lyautey est à l’origine des lois générales de classement et de protection de la cité médiévale de Fès. Il va sauvegarder la ville impériale, en laissant intacte l’architecture des maisons, des fontaines, des medersas, des foundouks. Cette tâche est réservée à Joseph de la Nuzière, et notamment à l'ami «intime» de Lyautey, Tranchant de Lunel. Ce dernier fut nommé surintendant aux Beaux-Arts et aux Monuments historiques, charge qu'il assumera de 1912 à 1924, restaurant de nombreux monuments, tels que la porte de la Kasbah des Oudaya, qui était restée longtemps murée et servait de prison (Rabat, 1916).

"En 1920, le général Gouraud réclame la présence de Tranchant auprès de lui en Syrie afin de mettre sur pied un inventaire des Monuments historiques syriens et libanais identique à celui du Maroc . En juin 1921, il fait partie de la commission de l’exposition économique de Damas. Il est de retour au Maroc en septembre 1921. Il réside au pays chérifien jusqu’en 1923. A cette date, il écrit et fait publier l’ouvrage
"Maroc, au pays du paradoxe" afin de se justifier de son action au sein du service des Beaux-Arts au Maroc."
L'ouvrage est préfacé par Claude Farrère, fils de militaire colonial, lui-même officier de marine, écrivain, dont un recueil de nouvelles intitulé
Fumée d'Opium, est tout entier consacré aux affres et délices de la boulette grillée. Entre la fin du XIXème et jusqu'en 1914, s'introduit en Europe, par les marins et les voyageurs, le goût de cette drogue d'Extrême-Orient. Tranchant aurait installé en France, dans sa demeure familiale, un décor orientaliste (à la manière de Pierre Loti) et une fumerie d'opium.
"C'est Claude Farrère également qui publie en 1922 dans
Les hommes nouveaux, l’histoire romancée de Maurice Tranchant de Lunel, en lui attribuant le pseudonyme de Tolly L’artiste signe souvent ses aquarelles du nom d’emprunt «talby», qui veut dire l’étudiant en arabe.(...)

"De retour en France, Maurice Tranchant de Lunel installe son atelier de peinture sur une péniche en bord de Seine. De l’ensemble de ces voyages, l’artiste a peint environ cent cinquante aquarelles d’une facture remarquable. Elles sont souvent comparées aux peintures de Delacroix. Il doit être classé parmi les derniers peintres orientalistes du vingtième siècle."