Les Editions Lettres Vives ne font pas l'office des libraires, ni le box-office littéraire ; et les petits livres de Pierre Bettencourt, imprimés sur du beau papier en in-quarto, qui sont visiblement l'oeuvre d'éditeurs typographes discrets, font l'objet de tirages et d'admirations tout aussi confidentiels. Bettencourt lui-même rôde toujours près de la casse et de la presse à imprimer, amoureux qu'il est des belles pages composées à l'ancienne, il édite lui-même ses ouvrages, est artiste aussi, peintre, plasticien de "hauts-reliefs". L'Egypte et les thèmes de l'ancien testament le fascinent ; anges, bêtes et démons, un bestiaire fantastique hante ses créations réalisées avec toutes sortes d'objets naturels (plumes, pierres, ailes de papillon...) ; ses personnages sont confectionnés à partir de coquilles d'oeuf. Bettencourt s'inscrit dans un courant où l'humour noir le dispute à l'art brut, l'absurde au surréalisme. Il est décédé le 13 avril dernier ; je viens de le découvrir ce soir, bizarre non ? ça faisait plusieurs jours qu'une envie de poster un texte de présentation de Bettencourt me trottait dans la tête ! Hommage donc, à cet artiste complet.
Voici quelques morceaux choisis :
Les sources d'encre
La France est le seul pays à posséder des sources d'encre. Elle en exporte à l'étranger.
- On ne sait jamais, dit mon père. Faisons percer un puits dans le jardin. Si par bonheur nous touchons la nappe, notre fortune est assurée.
On enfonça tubes après tubes, à l'aide d'un marteau-foreur : dix mètres, vingt-cinq mètres, cinquante, toujours rien. Là-dessus mon père mourut, les biens furent dispersés, j'étais le cadet, et seul me revint l'emplacement du puits. C'était ma dernière chance.
Faute de moyens, je poursuivis moi-même les travaux, cinquante mètres, soixante, cent vingt-cinq : la vie passait. Quand, un beau soir de juin, un jet chaud m'aspergea le visage : c'était sans couleur, c'était comme de l'eau. Je n'en croyais pas mes yeux, m'être donné tant de mal pour ça, non ! j'en pleurais. Je vendis ma part au premier venu et j'entrai dans un couvent.
La semaine d'après, dans tous les journaux du pays, on annonçait en grandes manchettes la découverte d'une nouvelle source d'encre sympathique. Il y en avait quatre en France et j'étais le seul à ne pas le savoir.
Pieds à pieds
Ma femme et moi, nous avons une façon de coucher ensemble qui pourra paraître un peu bizarre : ni face à face, ni dos à dos, mais plante des pieds contre plante des pieds. Toute notre sensibilité s'est réfugiée là, et nous passons des heures à nous chatouiller ainsi avant de dormir.
Mais que dans un rêve, l'un de nous replie sa jambe et perde contact, l'autre se réveille : il y a quelque chose qui ne passe plus.
Nous n'avons pas d'enfants, nous ne savons pas exactement comment il faut s'y prendre pour en faire, et nous n'avons jamais osé demander. Nous sommes heureux ainsi, dans nos lits bout à bout. Chacun est le sol de l'autre, l'hémisphère du Tout entier.
Pierre Bettencourt in Fables fraîches pour lire à jeun, Editions Lettres Vives, 1986
1.5.06
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1 commentaire:
Heureuse coïncidence, j'ai découvert cet auteur et ce recueil de fables fraîches la semaine dernière et ce fut un sacré régal Des textes courts où circulent une intelligence gracieuse et véritablement "fraîche", une ironie mordante et douce, un désespoir très sympathique. Votre blog m'ayant tout l'air d'être foutrement intéressant, je me permets de vous citer dans mes liens et voici le mien blog : http://poesie-et-racbouni.over-blog.com/
N'ayez crainte il n'y a que du pur texte !
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