8.4.08

Notre besoin de consolation

Je suis dépourvu de foi et ne puis donc être heureux, car un homme qui risque de craindre que sa vie ne soit une errance absurde vers une mort certaine ne peut être heureux. Je n’ai reçu en héritage ni dieu ni point fixe sur la terre d’où je puisse attirer l’attention d’un dieu. On ne m’a pas non plus légué la fureur bien déguisée du sceptique, les ruses de sioux du rationaliste ou la candeur ardente de l’athée. Je n’ose donc jeter la pierre ni à celle qui croit en des choses qui ne m’inspirent que le doute, ni à celui qui cultive son doute comme si celui-ci n’était pas, lui aussi, entouré de ténèbres. Cette pierre m’atteindrait moi-même car je suis bien certain d’une chose : le besoin de consolation que connaît l’être humain est impossible à rassasier.

En ce qui me concerne, je traque la consolation comme le chasseur traque le gibier. Une fois de temps en temps une proie tombe à mes pieds. Qu’ai-je alors entre mes bras ?

Puisque je suis solitaire : une femme aimée ou un compagnon de voyage malheureux. Puisque je suis poète : un arc de mots que je ressens de la joie et de l’effroi à bander. Puisque je suis prisonnier : un aperçu soudain de la liberté. Puisque je suis menacé par la mort : un animal vivant et bien chaud, un cœur qui bat de façon sarcastique. Puisque je suis menacé par la mer : un récif de granit bien dur.

Mais il y a aussi des consolations qui viennent à moi sans y être conviées et qui remplissent ma chambre de chuchotements odieux. Je suis ton plaisir – aime-les tous ! Je suis ton talent – fais-en aussi mauvais usage que de toi-même ! Je suis ta solitude – méprise les hommes ! Je suis ton désir de jouissance – seuls vivent les gourmets ! Je suis ton aspiration à la mort – alors tranche !

Le fil du rasoir est bien étroit. Je vois ma vie menacée entre deux périls : d’un côté par les bouches avides de la gourmandise, de l’autre par l’amertume de l’avarice qui se nourrit d’elle-même. Mais je tiens à refuser de choisir entre l’orgie et l’ascèse, même si je dois pour cela subir le supplice du grill de mes désirs. Pour moi, il ne suffit pas de savoir que, puisque nous ne sommes pas libres de nos actes, tout est excusable. Ce que je cherche, ce n’est pas une excuse à ma vie mais exactement le contraire d’une excuse : le pardon. L’idée me vient finalement que toute consolation ne prenant pas en compte ma liberté est trompeuse, qu’elle n’est que l’image réfléchie de mon désespoir.

En effet, lorsque mon désespoir me dit : Perds confiance, car chaque jour n’est qu’une trêve entre deux nuits, la fausse consolation me crie : Espère, car chaque nuit n’est qu’une trêve entre deux jours.

Personne ne peut énumérer tous les cas où la consolation est une nécessité. Personne ne sait quand tombera le crépuscule, et la vie (…) est un voyage imprévisible entre des lieux qui n’existent pas. Que devient alors le temps, si ce n’est une consolation pour le fait que rien de ce qui est humain ne dure. Que devient alors le sentiment humain de sécurité, si ce n’est une consolation pour le fait que la mort est ce qu’il y a de plus proche de la vie.

Je peux voir la liberté incarnée dans un animal qui traverse rapidement une clairière et entendre une voix qui chuchote : vis simplement, prends ce que tu désires et n’aie pas peur des lois ! Mais qu’est-ce que ce bon conseil si ce n’est une consolation pour le fait que la liberté n’existe pas.

Je ne possède pas de philosophie dans laquelle je puisse me mouvoir comme un poisson dans l’eau ou l’oiseau dans le ciel. Tout ce que je possède est un duel, et ce duel se livre à chaque minute de ma vie entre les fausses consolations, qui ne font qu’accroître mon impuissance et rendre plus profond mon désespoir, et les vraies, qui me mènent vers une libération temporaire. Il n’existe pour moi qu’une seule consolation qui soit réelle, celle qui me dit que je suis un homme libre, un individu inviolable, un être souverain à l’intérieur de ses limites.

Mais la liberté commence par l’esclavage et la souveraineté par la dépendance, le signe le plus certain de ma servitude est ma peur de vivre. Le signe définitif de ma liberté est le fait que ma peur laisse la place à la joie tranquille de l’indépendance.

Mon plus grand plaisir est de sentir que tout ce que je valais résidait dans ce que je crois avoir perdu : la capacité de créer de la beauté à partir de mon désespoir, de mon dégoût et de mes faiblesses. Et il me semble comprendre que le suicide est la seule preuve de la liberté humaine.

Mais, venant d’une direction que je ne soupçonne pas encore, voici que s’approche le miracle de la libération. En quoi consiste donc ce miracle ? Tout simplement dans la découverte soudaine que personne, aucune puissance, aucun être humain, n’a le droit d’énoncer envers moi des exigences telles que mon désir de vivre vienne à s’étioler. Car si ce désir n’existe pas qu’est-ce qui peut alors exister ?

Puisque je suis au bord de la mer, je peux apprendre de la mer. Personne n’a le droit d’exiger de la mer qu’elle porte tous les bateaux, ou du vent qu’il gonfle perpétuellement toutes les voiles. De même, personne n’a le droit d’exiger de moi que ma vie consiste à être prisonnier de certaines fonctions.

Pour moi, ce n’est pas le devoir avant tout mais la vie avant tout. Tout comme les autres hommes, je dois avoir droit à des moments où je puisse faire un pas de côté et sentir que je ne suis pas seulement une partie de cette masse que l’on nomme la population du globe, mais aussi une unité autonome. Ce n’est qu’en un tel instant que je peux être libre vis-à-vis de tous les faits de la vie qui, auparavant, ont causé mon désespoir.

Mais tout ce qui m’arrive d’important, et qui donne à ma vie son merveilleux contenu : la rencontre avec un être aimé, une caresse sur la peau, une aide au moment critique, le spectacle du clair de lune, une promenade en mer à la voile, la joie que l’on donne à un enfant, le frisson devant la beauté, tout cela se déroule totalement en-dehors du temps.

Je soulève donc de mes épaules le fardeau du temps et par la même occasion celui des performances que l’on exige de moi. Ma vie n’est pas quelque chose que l’on doive mesurer. Ni le saut du cabri ni le lever du soleil ne sont des performances. Une vie humaine n’est pas non plus une performance, mais quelque chose qui grandit et cherche à atteindre la perfection.

Il est absurde de prétendre que l’homme soit fait pour autre chose que pour vivre. Certes, il approvisionne des machines et il écrit des livres, mais il pourrait tout aussi bien faire autre chose. L’important est qu’il fasse ce qu’il fait en toute liberté et en pleine conscience de ce que, comme tout autre détail de la création, il est une fin en soi.

Je peux même m’affranchir du pouvoir de la mort (…) je peux réduire à néant la menace qu’elle constitue en me dispensant d’accrocher ma vie à des points d’appui aussi précaires que le temps et la gloire.

Le moment arrivera où je devrai faire face aux organisateurs de l’oppression dont je suis victime. Ce que je serai alors contraint de reconnaître, c’est que l’homme a donné vie à des formes, qui du moins en apparence, sont plus fortes que lui. Si je veux vivre libre, il faut pour l’instant que je le fasse à l’intérieur de ces formes. Et mon pouvoir est redoutable tant que je puis opposer la force de mes mots à celle du monde, car celui qui construit des prisons s’exprime moins bien que celui qui bâtit la liberté.

Telle est ma seule consolation : plus qu’une consolation et plus grande qu’une philosophie, c’est-à-dire une raison de vivre.


Extraits de ‘Notre besoin de consolation est impossible à rassasier’ Stig Dagerman, 1952 – lu par Christian Olivier, chanteur, accordéoniste, concert des Têtes Raides, Bataclan Paris 28 mars 08

Notre besoin de consolation – Live
http://www.youtube.com/watch?v=cgSD1VzEgGI

Expulsez-moi
http://www.youtube.com/watch?v=xBOq12Bgydw&NR=1

Ginette
http://www.youtube.com/watch?v=LCCi_Dq1Cyc

Aucun commentaire: