J’avais eu droit à un panorama passionnant sur le terrorisme dans les années 50 à 80, les guerres de décolonisation et le soutien de Vergès à ces causes. Comment le petit Jacques, fils d’un diplomate français et d’une institutrice vietnamienne, élevé à La Réunion, avait ressenti l’oppression coloniale dès son enfance. Comment, jeune avocat, il avait défendu de nombreux indépendantistes en Afrique du Nord. Ainsi, en 1956 en Algérie, il invente, pour le procès de Djamila Bouhired, la ‘défense de rupture’ – au lieu de ‘sympathiser’ avec les juges, représentants du pouvoir colonial, l’avocat utilise la provocation, se présente lui-même en ‘victime’ d’un tribunal injuste et utilise l’opinion internationale pour faire pression sur le gouvernement français, notamment via des manifestations de sympathie à l’égard de Bouhired, à Paris et en Europe.
Les années suivantes il va régulièrement défendre des mouvements indépendantistes, voire terroristes – les Palestiniens dans les années 60 ou Carlos à partir des années 70. Il disparaît de 1970 à 1978, des rumeurs circulent sur son engagement au côté des Khmers Rouges, dont il connaissait très bien certains dirigeants, ou sur une possible activité d’espionnage. Interrogé sur cette période, Vergès nie tout engagement avec les Khmers ou les Palestiniens, mais dit qu’il était avec des gens très discrets, et ne peut donc nous en dévoiler plus. A un autre moment du documentaire, il affirme que les Khmers Rouges n’ont pas voulu tous les massacres survenus au Cambodge, que ce sont les événements et les circonstances qui se sont enchaînés ainsi.
Ces petites phrases résument bien le personnage : mélange de mystère et de provocation, s’exprimant avec douceur mais soutenant des mouvements ultra-violents, il donne l’impression d’être un chat jouant avec sa proie. Avocat de la terreur, il va défendre des causes terroristes qui ont des fins indépendantistes, mais aussi tous ceux qui veulent déstabiliser la société occidentale, le modèle triomphant de la deuxième moitié du XXe siècle. Généreux et humaniste quand il soutient ses amis d’Algérie – revoyant d’anciens terroristes algériens, il leur dit qu’il n’aurait alors pas hésité à aller tirer lui-même sur le Général Massu (dirigeant la force d’occupation française) si l’un de ses clients avait été exécuté. Ambigu et mystérieux quand il évoque le procès Barbie, qu’il décrit presque comme une revanche personnelle, où lui l’Eurasien a appelé en renfort, face aux 39 avocats de la partie civile, deux avocats, l’un noir et l’autre arabe, face à cette assemblée bien-pensante, unanimement d’accord sur l’horreur des crimes pratiqués par le ‘raciste’ Klaus Barbie. Utilisant la scénographie et la théâtralité propre à tout procès, il va donc démontrer par de subtiles techniques de manipulation de l’opinion que Barbie n’est pas si raciste, puisqu’il est défendu par un asiatique, un noir et un arabe. Il va aussi utiliser le procès fait à la torture nazie pour dénoncer celle employée par la France en Algérie durant la guerre d’Indépendance. Cette démarche illustre bien le côté ambivalent du personnage – utilisant l’abjection d’une situation pour en dénoncer une autre, mais aussi pour manipuler les jurés, quelque chose comme ‘l’Etat français dénonce ici des méthodes qu’il a lui-même employées ailleurs’, façon ‘que ceux qui n’ont jamais fauté lui jettent la première pierre’, des méthodes de manipulation de l’opinion auxquelles Vergès excelle.
Tout accusé a droit à une défense. Mais pourquoi systématiquement défendre ceux qui sont accusés des crimes les plus extrêmes ? Est-ce devenu une spécialisation de fait, car son indéniable talent dans la défense de cas terroristes dans les années 50, 60 et 70, en aurait fait l’avocat le plus recherché des grosses ‘pointures’, les Carlos etc… Peut-être. Ou bien est-ce par sympathie, comme un moyen de s’investir personnellement dans ces causes, de leur faire une publicité supplémentaire ? Eventuellement. Ou est-ce parce que de défendre ces personnages unanimement rejetés lui apporte une grande publicité, ainsi que de confortables honoraires ? Ce documentaire en tout cas ne fait que rendre ces points plus troublants, les déclarations de Vergès ajoutant encore à la confusion. Il se serait lié avec des Soviétiques, et même avec un nazi suisse… Et quand on regarde la liste de ses clients, on y trouve un grand nombre de dictateurs africains, des terroristes arabes ou occidentaux, la Fraction Armée Rouge (RAF), le terroriste international Carlos, Slobodan Milosevic, Saddam Hussein… tous accusés de la mort d’un nombre considérable de personnes. On peut même se demander si Vergès, généreux avocat anti-colonialiste défendant avec talent ses frères opprimés d’Afrique du Nord dans les années 50, ne serait pas devenu lui aussi, à partir des années 60 une sorte de ‘terroriste’, en rupture avec l’Occident, tant ses clients représentent le rejet de la culture occidentale de l’époque. Cette époque où les pays d’Europe de l’Est, du Moyen et d’Extrême-Orient, d’Amérique Latine étaient, au pire, diabolisés, au mieux présentés comme des pays ‘sous-développés’, cette époque où le libéralisme à l’américaine représentait le but ultime d’épanouissement de l’homme. Vergès, l’avocat de la « terreur », ou l’avocat d’une société post-coloniale qui rejette la domination du monde par les Etats-Unis ?
‘Jacques Vergès, l’avocat de la terreur’ film de Barbet Schroeder (2007).
‘La justice est un jeu’, conférence de Jacques Vergès, Ecole des Mines de Nancy, 1997.
4 commentaires:
Je n'ai pas vu le film mais j'ai toujours été fasciné par le bonhomme. Se demander comment quelqu'un d'aussi cultivé, d'une culture aussi raffinée et humaniste peut laisser planer le doute sur ses réelles motivations est vraiment troublant. On en saura sûrement plus le jour où il quittera ce monde, avant, j'en doute...
Verges est une authentique ordure et ne jouit que de cette frange liminaire de la décomposition morale qui commence là où le paradoxe se dérobe.
Je me demande même si la défense des prisonniers du FLN n'était pas déjà l'instrument d'une étrange et délétère passion morbide et narcissique.
Le fait est que ce qui rend possible la défense systématique de crapules est que Verges vaut encore moins qu'elle en terme de morale.
Mais comme dit Joe Guideon dans "All That Jazz", "the show must go on".
Bravo, Nikita, pour cette recension très complète d'un documentaire qui probablement m'aurait laissé la même impression trouble et irrésolue sur les mobiles profonds d'un avocat passé très tôt du côté sombre de la force justicière.
Perso, j'ai assisté à une conférence qu'il partageait avec le juge Jean-Pierre à la Réunion et il tenait un discours anti démocratique tout à fait nauséabond (seule la Justice Populaire avait raison (sous entendu, les manifestations de rue devaient décider qui était innocent ou coupable)). Tout ceci au moment où son neveu était en cavale pour cause de malversation.
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