13.9.06

Juan Garcia Esquivel - Petite bio d'un grand excentrique


Surnommé le " Van Gogh de la space age pop ", le " Dr. Jekyll de l'orchestration ", ou encore le " Duke Ellington mexicain ", Esquivel, une des figures les plus marquantes des musiques excentriques des fifties, aura mérité ces comparatifs élogieux.

Self made man

Juan Garcia Esquivel est né au Mexique, le 20 janvier 1918, à Tampico. Comme de nombreux petits génies, il manifeste très tôt des dons pour la musique. Quasiment autodidacte, malgré quelques bases acquises durant l'enfance, il pratique le piano de manière empirique, et une fois adolescent, se produit gratuitement dans tous les endroits où il peut jouer. Ses parents pressentent une vocation et le laissent la développer. Lorsqu'ils déménagent à Mexico, au début des années 30, Esquivel commence à se faire connaître en jouant du piano en solo pour une radio populaire locale : XEW. Durant cette période il se familiarise avec les premières techniques d'ingénierie du son. Mais la musique reste son vrai but, avec l'intense désir d'écrire, lui aussi, une de ces chansons populaires qui passent par les ondes et qu'on fredonne dans toute l'Amérique. A 14 ans, il se donne trois ans pour apprendre tout seul l'harmonie, la composition et les arrangements. A 17 ans, pari gagné, il est déjà aux commandes d'un orchestre de 22 instruments et 5 vocalistes, gagnant des concours, jouant toujours à la radio, dans les clubs et bientôt pour la télévision naissante. A 20 ans, il est populaire en Amérique centrale. Sa réussite apparaît comme emblématique du " self made man ", réussissant à force d'audace et de persévérance. ...


Le déploiement du style Sonorama
Il a près de quarante ans lorsque, en 1957, RCA lui fait les yeux doux en négociant un pressage américain pour un de ses albums diffusés au Mexique : To love again. Désirant signer ses albums futurs, RCA demande dans quel délai le prochain album sera prêt. Esquivel répond : 12 mois de répétition pour 12 titres ! (le standard des LP de l'époque), expliquant que ses arrangements sont très complexes à assimiler pour ses musiciens, ils apprennent chaque note et chaque son par cœur…tout simplement parce qu'ils ne savent pas lire les partitions ! ! ? ? Qu'à cela ne tienne, RCA lui propose de venir enregistrer directement aux US, où il disposera des meilleurs musiciens. Esquivel signe un contrat de trois ans et part à Hollywood. Pour son premier album américain " Other worlds, other sounds " RCA lui donne 5 heures d'enregistrement. Il boucle les 12 titres en 3h1/2. De fait, Esquivel était fin prêt pour tirer le meilleur parti d'interprètes chevronnés ; il avait peaufiné ses titres au piano, connaissait ses arrangements dans leurs moindres détails. Le succès de ce 1er album américain est exceptionnel. RCA est en confiance, lui laisse les coudées franches avec 24 musiciens mis à sa disposition 8 h par jour. Esquivel peut enfin donner libre cours à sa fantaisie expérimentale : nouvelles cordes, nouveaux instruments : du theremin dans " Exploring New sounds ", des sons de bambou (My blue heaven) un Ondioline (Whatchamacallit ), un buzzimba (Lazy bones). Conscient de son talent atypique, il donne un nom à son style : " Sonorama ", mélange de prises de sons panoramiques à la sauce de ses arrangements incongrus.


Don Juan à Las Vegas
Son contrat, renouvelé annuellement, et puis d'autres, lui permettront d'exercer - dans la continuité de ce qui l'avait rendu populaire au Mexique - son talent d'entertainer de grande classe et de grands clubs. C'est le début des années 60, Esquivel signera pour jouer durant 26 semaines par an - avec un orchestre de 10 instruments - dans un palace de Las Vegas. Il n'était pas insensible aux signes et symboles de sa réussite, multipliant dans le désordre les conquêtes amoureuses, les mariages successifs et les acquisitions de voitures de luxe. Il continuera cette vie de golden patachon pendant 12 ans sur le circuit des grands clubs, de Lake Tahoe à Las Vegas, où la jet-set se croise. Ainsi il rencontre tour à tour Henry Mancini, Frank Sinatra, Ernie Kovacs, qui l'introduisent dans le gotha des artistes de l'époque. Esquivel évoquait avec admiration les musiciens (Pete Rugolo, Muzzy Marcellino, etc.) et les stars (Yul Bryner, Kim Novak) qu'il avait rencontrés durant sa carrière. Sa réussite matérielle et la séduction qu'exerçaient sur lui les vedettes démontrent assez qu'il avait conservé quelque chose de ce pianiste mexicain autodidacte, encore ébloui par la chance qui lui a été donnée de gagner ces sphères.

Art brut
D'ailleurs, après avoir publié plusieurs albums, Esquivel tentera d'intégrer la Juilliard school (le besoin de se donner une légitimité, d'améliorer sa technique, qui sait ?). Le professeur de piano qui l'auditionne découvre sa manière peu orthodoxe, écoute ses albums, et lui conseille - en substance - de ne surtout pas essayer de se départir de ses défauts, ce serait perdre un style qu'il juge d'emblée extrêmement inventif. Esquivel fut à la musique orchestrale ce que les peintres d'art brut furent à l'art académique, un franc-tireur doté d'un talent exceptionnel et d'une saine méconnaissance des règles du " bien faire ", prêt à les détourner avec un bric-à-brac entièrement personnel et une technique atypique.

Hi-fi stéréo et griffe de maître
Pas de relâche pour Esquivel : entre ses tournées, il enregistre album sur album. C'est qu'il arrive au bon moment, celui de l'essor de la stéréophonie. Après un enregistrement sur une bande 35 mm de qualité cinéma (More of Other Worlds and Other Sounds - 1961), ce perfectionniste implacable met à profit les moyens techniques et financiers que lui offre RCA pour exploiter de nouveaux modes de prise de son. Dans son album Latin-esque (1962) il place une moitié de l'orchestre dans un des bâtiments des studios d'enregistrement, l'autre moitié dans un autre. Les musiciens disposent réciproquement d'un retour audio et chaque prise est enregistrée simultanément mais sur canal séparé. Le disque est signé dans la collection Stereo Action (The sound your eyes can follow) et vous pourrez y entendre dans le désordre des gouttes de piano, des trompettes mariachi, des bongos accordés, et des zu-zing-zings de steel guitare. La consonne " Z " et ses déclinaisons musicales restera la marque de fabrique des arrangements d'Esquivel. Les chœurs féminins sophistiqués qu'il emploie dans ses prestations scéniques et ses disques poussent des " zu-zu " langoureux, agrémentés de " Boink " et de " Pooh " marilinesques.

L'usure
Les notes biographiques musicalement correctes valorisent sa période de splendeur, mais omettent d'évoquer sa décadence. Dans les années 70, à la fois l'homme et le courant musical qui l'a porté au pinacle sont dans la zone has-been. Surtout, les années de palace intensif à Las Vegas ont usé Esquivel : accoutumé à la boisson et aux drogues, il décline. Ses contrats sont interrompus. On saisit ses biens et une partie de ses droits pour régler les impayés.

3ème âge
Il revient à Mexico en 1979, afin d'écrire la musique d'un spectacle télévisé pour les enfants : Burbujas (les Bulles) obtenant un succès considérable avec plus d'un million d'albums vendus. Sa seconde période, après la tournée des studios et des palaces, le voit assagi, produisant des musiques d'illustration sonore pour des séries télévisées américaines (Kojak), ainsi que de nombreuses BO, peu connues, pour les studios Universal. Lorsque Andrea Juno et V. Vale, les rédacteurs des deux volumes de la série " Incredible strange music " l'interviewent, Esquivel apparaît comme un homme apaisé, relatant avec bonheur les temps fort de sa vie et de ses créations musicales, modeste et heureux d'avoir été dans le mood d'un courant excentrique et terriblement " grooooo-vy ". Depuis les fifties, plusieurs DJs et combos ont réexhumé, échantillonné ou rediffusé ses musiques. Les talentueux Combustible Edison relancent Esquivel en insérant, dans leur BO du film " Four rooms ", un de ses plus grands titres : Miniskirt. On le retrouve également dans la BO de " The big Lebowski " et on l'entend ici et là sans savoir que c'est lui. Dans les années 90, Esquivel est un senior encore vigoureux, mais sa santé, déjà dégradée par les excès, se détériore. Il se blesse et sa colonne vertébrale est atteinte. ll doit bientôt se déplacer en chaise roulante ; ce qui ne l'empêche pas d'épouser sa sixième femme, en l'occurrence son infirmière personnelle, en mai 2001 ! Esquivel décède d'une attaque le 3 janvier 2002. Il aura fait étinceler le courant " space age pop ", par son inventivité, ses arrangements saugrenus, dissonnants et ses créations stéréophoniques accrocheuses. Ce pianiste autodidacte, leader d'un groupe de mariachis incapables de lire des partitions, aura finalement bénéficié de la reconnaissance de son immense talent par la musique contemporaine. En avril 2002, sur son nuage tendu de velours grenat, Esquivel a dû savourer un cocktail astral en même temps que la dernière version de Miniskirt : hommage interprété par rien moins que les cordes classiques du Kronos quartet (CD : Nuevo).

5 commentaires:

virani a dit…

bravo pour le très bon article. J'ai eu la chance de voir un concert hommage a Esquivel du groupe Waitiki à Mexico en avril, excellent.

Martian Shaker a dit…

Merci; et il me reste encore 4 épisodes à livrer sur la vie de ce grand compositeur !

Anonyme a dit…

J'ai déjà vu des albums d'Esquivel sans jamais oser y goûter.
Voilà un article qui donne envie d'en savoir plus.
Merci

Martian Shaker a dit…

Goûtez à Esquivel et à Pram ! Oser une écoute musicale ne fait pas courir beaucoup de risques aux oreilles curieuses d'originalité ...
Sinon merci pour ces remarques successives : les visiteurs sont nombreux mais peu se manifestent !
Martian Shaker

Granulet a dit…

Quelques Esquivel en partage sur mon blog :
http://granulet.blogspot.com/search/label/Space%20age

J'en profite pour te remercier pour ce blog, vraiment intéressant !!!